Dans toutes les bonnes librairies, sort ce mercredi 2 mars 2015 le nouveau numéro du magazine 6MOIS, le XXIe siècle en images, magazine qui donne la part belle à la photo et au photojournalisme. Réalisation cartographique d'Alexandre Nicolas.
Éditorial :
Publier n’est jamais un acte anodin. Au regard de la justice, c’est la direction d’une publication qui est susceptible d’être poursuivie comme « auteur principal » d’un délit de presse, les journalistes, dessinateurs ou photographes n’étant que des « complices ». Si chacun est libre de s’exprimer en privé sans aucune limite, seul le fait de rendre public des textes ou des images est socialement et juridiquement contestable. La direction de Charlie Hebdo et ses journalistes avaient longuement débattu avant de publier les caricatures de Mahomet. Ils ont toujours assumé leur décision, y compris devant les tribunaux. Ils en sont morts.
A chaque numéro de 6Mois, nous avons entre nous des débats. Ils sont parfois passionnels, même si leur portée n’a évidemment rien à voir avec la publication des caricatures de Mahomet. Ce numéro de 6Mois a été l’occasion de deux dilemmes.
Le premier concerne le reportage sur les effets des pesticides en Argentine. Cette enquête exceptionnelle comporte de nombreux clichés d’enfants qui souffrent de malformations dues aux produits chimiques. Certaines images sont insoutenables. Plusieurs portfolios successifs ont été montés par la rédaction et la direction artistique, avec ou sans les photos les plus cruelles. Toute la question était celle de l’effroi. Jusqu’où montrer ? Nous avons choisi d’être explicites – ne pas cacher l’existence d’enfants lourdement handicapés – sans publier les photos qui nous révulsaient nous-mêmes. Les légendes et l’entretien avec Fabrice Nicolino nous ont semblé suffisamment clairs.
Le second débat est plus paradoxal encore. Il a agité la rédaction autour de l’entretien avec Christophe Bangert. Ce photojournaliste allemand est l’auteur d’un livre dérangeant dont le nom dit tout : War Porn. Il y a rassemblé ses images les plus choquantes, notamment d’Irak, et s’élève contre leur non-publication dans les journaux. Une occultation de la réalité de la guerre, dit-il. Pour la mort comme pour le sexe, les limites entre l’érotisme (la suggestion) et la pornographie (la vision) sont ténues, variables dans le temps et dans l’espace. Il existe une esthétisation de la violence contre laquelle le photographe allemand s’insurge. L’interview est passionnante. Mais fallait-il publier en regard des images tirées de War Porn ? Nous nous sommes limités à une seule photo, en restant sur le seuil de l’horreur. La discussion fut vive. « C’est de l’hypocrisie ! », tonnait l’un. « Illogique ! », ajoutait l’autre. Nous pensons que le débat est important. A chaque lecteur de décider s’il a envie ou non d’acheter War Porn. Notre responsabilité est de permettre à chacun de s’interroger sans forcément passer par l’effroi.
Le journalisme est un dilemme perpétuel. Les frontières sont mouvantes. Nous avançons sans certitudes, sur un fil, dans le chaos des événements. L’important est de faire des choix et de les assumer, au nom justement de ceux qui ont payé leur engagement de leur sang. Il y a un beau vers de René Char, qui vaut pour les journalistes comme pour chacune de nos vies : « Tu ne peux pas te relire, mais tu peux signer. »
Laurent Beccaria, Patrick de Saint Exupéry et Marie-Pierre Subtil